
«L’herméneutique queer nous ‹défamiliarise› de nos habitudes»
Vous distinguez trois lectures «queer» de la Bible. Comment fonctionnent-elles et que nous apprennent-elles?
La première manière d’interpréter vient d’une posture de résistance et de différenciation. Lorsqu’on attaque des personnes avec des versets bibliques utilisés de manière normative pour délégitimer leur sexualité, leur réponse consiste à dire: «Etes-vous sûr que ce texte parle bien de nous?» Lorsque la Bible condamne l’homosexualité, de quelle réalité parle-t-on au juste? Le texte ne condamne-t-il pas avant tout une sexualité non consentie? En tout cas, ne présupposons pas, par principe, qu’il ait quelque chose à dire sur la vie des familles homoparentales d’aujourd’hui. Cette lecture critique, classique, s’applique aussi au mariage hétérosexuel. Ce travail d’interprétation fait appel à l’histoire, à l’archéologie, à la philologie – la compréhension des mots en eux-mêmes. Il n’implique pas de supprimer le rapport divergent à la sexualité exprimé dans la Bible, mais de distinguer de quelle sexualité il s’agit. En ayant accès à une meilleure compréhension d’une culture distincte de la nôtre, mais à sa base, cette lecture permet de mieux nous cerner nous-mêmes.
Un deuxième type d’exégèse fonctionne, à l’inverse, par rapprochement…
Cette méthode est née dans le monde de la narratologie. Elle consiste à analyser le récit pour comprendre le rôle des personnages bibliques et crée des rapprochements avec ce que nous sommes. L’intérêt, pour la communauté croyante, est d’avoir un rapport au texte qui ne soit pas qu’historique et «déconnecté». Il peut certes y avoir un fossé entre le moment et l’univers dans lesquels cette parole a été écrite et notre monde, mais on peut aussi jeter des ponts. La communauté LGBTQI, consciemment ou non, s’identifie ainsi à des personnages, par exemple à la figure de l’eunuque éthiopien dans les Actes des apôtres (Ac 8, 27-39), qui peut être compris comme un appel à dépasser la binarité de genre, à entrer dans une marginalité. Ce mouvement interprétatif procède par des rapprochements naturels que nous pouvons faire en tant que lecteurs, donc une dimension affective – on s’identifie lorsqu’on a connu des émotions semblables à celles de l’un des personnages. Mais elle procède aussi par un regard critique sur l’idéologie narrative, c’est-à-dire en allant à rebours de la morale apparemment «évidente» d’une histoire lorsque cette idéologie peut mener à des effets éthiques négatifs.
Enfin, une troisième méthode consiste à «subvertir» notre regard?
Oui, queering en anglais, c’est poser des questions et «rendre les choses bizarres». L’objectif est de nous défamiliariser et nous sortir de nos habitudes, nous révéler que tout est toujours plus complexe et étrange que ce que l’on croit. Un exemple: dans la Bible, Jonas est avalé par un poisson (Jonas 2). Mais de quel genre est-il? Il existe une lecture queer qui interprète cette histoire en s’intéressant au poisson qui grammaticalement devient «poissonne» alors qu’iel porte Jonas dans ses entrailles. Dieu appelle un poisson trans pour sauver son prophète récalcitrant. Cette lecture complexifie les choses, nous sort des catégories binaires auxquelles notre cerveau est habitué – et qui sont et restent nécessaires pour savoir de quoi on parle. Mais qui doivent résister à l’essentialisme. Si le texte biblique utilise ces catégories, et propose l’image d’un Dieu masculin violent, on constate en l’étudiant qu’il comporte aussi plein d’espaces de résistance ou de dépassement de cette binarité.
En quoi ce sujet est-il aujourd’hui politique?
Aux Etats-Unis, un nationalisme chrétien utilise le christianisme pour développer des politiques conservatrices et inégalitaires. La Bible est utilisée pour légitimer des lectures du monde, du genre, portées par les personnes actuellement au pouvoir. Et ces effets sont très concrets. J’ai une conférence prévue aux Etats-Unis: le simple fait de mentionner les sujets de la sexualité de genre ou de l’environnement dans ma présentation peut me valoir une arrestation à la frontière. Mon université m’a donné la directive de garder ces informations sur un cloud (serveurs accessibles sur internet, NDLR), et non sur mon ordinateur. On ne peut donc pas faire comme si tout allait de soi et que l’égalité hommes-femmes était acquise. Ces enjeux sont encore à travailler. Penser que tout est fait en la matière entraîne davantage de problèmes que de lutter en leur faveur.
Informations
Bible, genres et sexualités: «Ni mâle et femelle» (Ga 3, 28), PUL, 2025, est une publication rare dans le champ francophone. Les analyses queer du texte biblique, très développées côté nord-américain, restent peu traduites et les perspectives francophones sur le sujet relativement minoritaires.